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Al Maarri

               Le poète aveugle de l’Islam, Abu l-‘Ala’ al-Ma‘arri, fait entendre, vers l’an 1000, une voix singulière : misanthrope et réformateur, musulman sincère et penseur audacieux, détaché des honneurs officiels et passionné de gloire personnelle, le personnage est à coup sûr attachant, unique en tout cas dans la littérature arabe, même si ses accents retrouvent, dans l’histoire de la pensée universelle, des échos mieux connus de nous.                                                                       

                1. Vie d’un « prisonnier »   

    Abu l-‘Ala’ est né en 979 (363 de l’hégire), au sud-ouest d’Alep, dans la petite ville de Ma‘arrat an-Nu‘man, qui lui a donné son nom de Ma‘arri. D’entrée de jeu, la vie installe l’enfant dans le drame : il perd la vue à l’âge de quatre ans. Tout ce à quoi le destinait une famille ancienne, honorée et cultivée, paraît compromis. Mais c’est mal connaître les ressources de ce caractère ; comme, plus près de nous, un Taha Husayn, il se consacre avec passion au seul recours possible, celui de l’étude. Servi par une mémoire tôt entraînée et de toute façon exceptionnelle, il s’engage sur une voie étroite, tourmentée, singulière.

    Ce n’est pas, certes, qu’il n’essaie, lui aussi, d’être ce que furent les autres : son apprentissage de la culture traditionnelle débouche sur une poésie de convention, où le panégyrique tient une place essentielle. Va-t-il rivaliser avec son grand prédécesseur, ce Mutanabbi habitué, pendant neuf ans, de la cour princière d’Alep, mort en 955, et qu’il admire ? Pas pour longtemps. Très vite il renonce à ces exercices, qu’il estime incompatibles avec sa liberté. Dès lors, le refus de l’écriture de circonstance, l’impatience du joug seront deux de ses attitudes majeures.

    Impatience, aussi, du cadre provincial, ou du moins le croit-il.

    En 1008, il part pour Bagdad, la vieille capitale politiquement diminuée, mais la ville du savoir par excellence. Étape décisive autant que brève. Au bout d’un an et demi, c’est le retour au pays natal. Que s’est-il passé sur les bords du Tigre ? Non pas, sans doute, un changement brusque du caractère, mais une cristallisation des grandes tendances qui se discernaient déjà avant même le départ pour l’Irak, et beaucoup moins, au total, crise que prise de conscience. C’est en cela que le passage par Bagdad apparaît décisif : comme test suprême, révélateur dernier d’une personnalité foncièrement un peu partout mal à l’aise.

    Abu l-‘Ala’ ne quittera plus Ma‘arrat an-Nu‘man ; ce sont les autres, parfois des plus grands, qui viendront à lui. Content de peu, ascète et végétarien, assidu du jeûne, enfermé malgré lui dans sa cécité et volontairement dans sa retraite syrienne, « doublement prisonnier » comme il le dit lui-même, il se complaît dans une philosophie pessimiste et solitaire que compensent un peu les hommages reçus. Il vivra ainsi, après le retour de Bagdad, un demi-siècle ou presque, la mort ne venant qu’en 1058 (449 de l’hégire).

                2. Les malheurs du temps présent    

    Il disparaît au moment ou l’Islam change de maîtres, à l’aurore de l’hégémonie turque : en 1055, Tugrilbeg installe à Bagdad, dans l’ombre du calife, un véritable pouvoir de fait qui va réunifier, sous la bannière de l’islam « orthodoxe » ou sunnite, une bonne partie de ses territoires alors au bord de l’anarchie. Mais, de ce sursaut de l’Islam, Abu l-‘Ala’ n’aura connu que les veilles sanglantes, les convulsions d’une histoire dont le spectacle, ajouté à ses propres malheurs, aura nourri son pessimisme. Princes hamdanides d’Alep, bédouins du désert, Buyides protecteurs du calife de Bagdad, sans oublier le califat rival, celui des Fatimides du Caire, tous ces pouvoirs font de la Syrie du Xe siècle finissant le malheureux champ clos d’ambitions rivales qui confirment la décadence générale du pouvoir politique, affaiblissent l’autorité musulmane et favorisent les entreprises de l’étranger : Byzance maintient sur ces régions une pression très forte.

     C’est dans ce contexte de désastres, personnels et collectifs, que s’élabore la production d’Abu l-‘Ala’ : Å“uvre difficile, fondamentalement celle d’un poète doublé d’un érudit, chargée de symboles et de mots rares, elle ne prétend pas ériger un corps de doctrine, structuré comme tel, mais livre une pensée en train de se faire et de se dire. Les sursauts, les retours sur soi-même, les contradictions aussi, sont le prix d’une lecture vers à vers. Mais l’analyse globale restitue heureusement à cette pensée son unité essentielle et son originalité, si fermes, si tranchées que la civilisation à laquelle elle appartient a parfois refusé de s’y reconnaître.

     L’orgueilleuse solitude d’Abu l-‘Ala’ n’est souvent rien d’autre, dans le fond, que la première, la plus immédiate des manifestations de son pessimisme. C’est la déploration sur la folie des hommes qui appelle la volonté hautaine de n’être pas comme eux :

Les hommes ont beau différer de caractère et de  conduite, la perversion de leur nature est partout  égale. Ah ! si tous les enfants d’Ève étaient comme moi !  Mais le mal tient tout ce qui vient d’Ève. Loin des hommes, je me guéris de leurs maladies ;  près d’eux, la raison et la religion souffrent.

     Le sage, qui n’a plus qu’à « mourir avec sa colère », doit-il s’étonner de la folie du siècle où il vit : l’absurde, l’innocence tuée, la défaite des justes, la corruption générale ? Certes non, car le mal est à la racine, dans l’homme et surtout dans la femme, dans le vouloir-vivre et dans le pouvoir, et ce mal, le mal suprême en tout cas, c’est la mort, dont toute existence se gangrène aussitôt que créée :

Les plantes de ce monde s’appellent maladies, et  la jeunesse trouve un poison subtil dans l’eau  douce.

     Les réponses possibles, on les devine : la résignation, la sérénité ou ce défi suprême qu’est l’indifférence. « J’ai été jeté ici-bas malgré moi », dit le poète, qui compose lui-même son épitaphe :

Tel est le crime de mon père, envers moi ; du moins  ne l’ai-je, moi, commis contre quiconque.

    Et puisqu’en ce monde, « tout n’est que douleur », la mort même devient espérance :

Mon Dieu, quand m’en irai-je de cette terre ? Ah !  j’y ai séjourné trop longtemps.

                3. Les sursauts d’un musulman                       

    Ces détresses sont éternelles. Plus près de nous, un Vigny, pour ne parler que de lui, en connaîtra de semblables. Défions-nous pourtant de ce genre de parallèle. Abu l-‘Ala’ appartient à un siècle et à une religion bien déterminés, même s’il en prend parfois à son aise avec leurs idées reçues. Et d’abord, contrairement à une croyance trop répandue, l’islam n’est pas une religion de fatalisme désespéré. La toute-puissance de Dieu s’y concilie avec la nécessité de l’action et le devoir de la vie communautaire. La poésie d’Abu l-‘Ala’ ne se dérobe pas devant ces obligations. A priori, bien sûr, celles-ci peuvent paraître contradictoires avec son attitude de solitaire. En fait, à y bien regarder, la méditation de l’homme seul ne se sépare pas, ici non plus, du spectacle du monde. Qui n’est pas aveugle comme lui, Abu l-‘Ala’ ? Et qui, à commencer par lui, est véritablement pur ?

Tous les hommes sont des égarés. Il n’y a jamais  eu et il n’y aura jamais, jusqu’à la Résurrection,  un seul ascète… Vienne à passer un aveugle, ayez pitié de lui, dans  la certitude que vous aussi vous l’êtes, même si  vous voyez.

     Le navire est donc le même pour tous, et le seul mérite que puisse finalement se concéder le philosophe est celui de la lucidité. Du coup, la pitié, l’indulgence resurgissent devant la misère du monde, et aussi le souci de réformes. Ce passionné de la solitude ne cesse de prêcher le retour à des normes de vie familiale, sociale et politique plus proches de l’idéal communautaire, puritain et charitable, de l’islam.

     Solitaire par désespoir devant les réalités de l’islam à son époque et communautaire par fidélité aux devoirs de l’islam idéal, Abu l-‘Ala’ vit, on le voit, dans la constatation d’une contradiction douloureuse. Les mêmes déchirements animent sa spéculation métaphysique. D’un côté, il est pleinement, fidèlement musulman, définissant avec force son Dieu comme unique, créateur et transcendant, exaltant le Prophète, le credo et les obligations canoniques de l’islam. Mais d’autre part, son rationalisme sceptique s’insurge contre le Dieu schématique et exclusif des théologiens de tous bords. À la limite, le dialogue s’engage avec les autres religions, dépositaires, comme l’islam, d’un absolu qui dépasse le contenu formel de leurs dogmes, et même avec les incroyants, dans les termes d’un certain « pari » :

À l’astronome et au médecin qui nient la résurrection des corps, je dis : Si ce que vous croyez est vrai, je ne perds rien ;  mais si ce que je crois est vrai, vous êtes perdants.

     L’originalité d’une telle pensée, qui interdit de rattacher expressément Abu l-‘Ala’ à telle ou telle école définie de l’islam, l’a parfois fait traiter de libre penseur ou d’athée par certains musulmans. En réalité, Abu l-‘Ala’ appartient de plein droit, il faut y insister, par sa culture et les thèmes de sa philosophie, à la civilisation et à la religion qui l’ont vu naître. Les réserves d’une certaine tradition musulmane à son égard ne font pas finalement autre chose, selon nous, que reconnaître cette originalité.

    Certains spécialistes ont évoqué la possibilité d’une influence de l’Épître du pardon, d’Abu l-‘Ala’, sur l’Å“uvre de Dante. La question est loin d’être résolue. Contrairement à ce qui a pu être fait par Enrico Cerulli, à propos de certains souvenirs dans La Divine Comédie des récits relatifs à l’ascension de Mahomet, le parallélisme, si intéressant soit-il, de certains thèmes de l’Épître (notamment la visite au paradis) avec ceux de Dante n’a pu encore être étayé par des preuves historiques sûres touchant le cheminement des textes.

                André MIQUEL  

Å’uvres d’Abu l-‘Ala’-al-Ma‘arri                          

Saqt az-zand (L’Étincelle du silex) ; Rasa’il (Correspondance) ; Risalat al-gufran (Épître du pardon) ; Luzumiyyat (Imperatives)

Trad. in G. SALMON, Le Poète aveugle, Paris, 1904

L’Épître du pardon, trad. V. Monteil, Gallimard, Paris, 1984 ; Rets d’éternité, trad. Adonis & A. Wade-Minkowski, Fayard, 1988.                              

Études                    

H. LAOUST, « La Vie et la philosophie d’Abu al-‘Ala’ al-Ma‘arri », in Bul. d’Et. Orientales, t. X, Damas, 1944

QUSTAAQI AL-HIMSI, « Al-Muwazana bayn al-Ul‘uba al-ilahiyya wa Risalat al-gufran », in Rev. Acad. arabe de Damas, t. VII, l927 ; t. VIII, 1928

M. SALEH, « Abu l-‘Ala’ al-Ma‘arri, bibliogr. crit. », in Bull. d’Études orientales, t. XXII, 1969, et t. XXIII, 1970.                     

© Encyclopædia Universalis

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