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Coran

Le mot al-Qur’an (traditionnellement transcrit « Coran »), qui procède d’une racine attestée dans les plus anciens éléments de la prédication de Mahomet, semble exprimer l’idée d’une « communication orale », d’un « message », transmis sous forme de « récitation à voix haute ». Cette triple notion, par sa complexité même, caractérise l’état premier d’une « révélation » verbale, qui ne reçut que lentement la sanction de l’écriture et ne fut fixée en un « livre » que près d’un demi-siècle après la mort du prophète de l’islam.

1. Du message au « fait coranique »

La vulgate coranique

Dans la forme qui se trouva dès lors reconnue et qui est demeurée immuable depuis treize siècles, le Coran est composé de cent quatorze chapitres, ou sourates (de l’arabe al-sura), subdivisés en versets (ayat) et classés selon un ordre de longueur décroissante, mode de classement qu’on retrouve en plusieurs types de recueils poétiques ou philologiques constitués dans le monde sémitique. Cette ordonnance purement formelle a posé dès l’origine des problèmes délicats aux musulmans soucieux de commenter et d’interpréter le texte « révélé » : elle ne correspond, en effet, ni à un classement par matières, ni à un classement chronologique. Les érudits de l’Islam médiéval s’efforcèrent donc, pour expliquer les versets coraniques, de déterminer minutieusement les circonstances qui étaient réputées avoir entouré la « révélation » de chacun des éléments de la prédication. Pour ce faire, ils se fondaient sur les traditions orales consacrées aux faits et gestes de Mahomet, qui furent, pendant les cent cinquante premières années de l’ère musulmane (630-770 de l’ère chrétienne), peu à peu rassemblées en une Vie du Prophète (Sira). Ainsi fut élaborée une chronologie, parfois fort détaillée, qui répartissait les « révélations » sur vingt années, de 612 de l’ère chrétienne environ à 632, date de la mort de Mahomet, une coupure fondamentale étant marquée en 622 par le départ du Prophète de sa ville natale, la Mekke, pour Médine, où il s’établit avec ses fidèles.

Mais la précision même de ce commentaire chronologique trahit sa fragilité. Les traditions utilisées par les érudits musulmans pour établir la date et les conditions d’énoncé des textes coraniques se révèlent en effet souvent comme procédant du passage qu’elles sont censées éclairer, de telle sorte que, sous les apparences d’une confirmation par des documents extérieurs, c’était indéfiniment, dans l’exégèse islamique de type traditionnel, le texte du Coran qui renvoyait à ses éléments intrinsèques.

Les islamologues contemporains ont entrepris une démarche inverse, qui les a conduits à éclairer non le Coran par une tradition dont en réalité l’origine était le Coran lui-même, mais les éléments traditionnels de la chronologie islamique par le texte du message prophétique. Les résultats essentiels de ces recherches ont été consacrés par les travaux de l’école allemande animée par Theodor Nöldeke.

Ces travaux ont fait apparaître deux séries de données complémentaires : sur l’élaboration du message coranique énoncé par Mahomet, d’une part, sur la progressive fixation de ce message en une vulgate reçue comme intangible au sein de la communauté musulmane, d’autre part.

En ce qui concerne le premier point, les recherches islamologiques récentes ont confirmé combien le texte coranique reflète et permet de discerner les conditions politiques, sociales, religieuses où s’est développé l’apostolat de Mahomet, les oppositions de clan, d’intérêts, d’idéologie que le prophète de l’islam et ses premiers compagnons ont dû surmonter. Elles interdisent le détail à quoi s’attachaient les anciennes biographies. Par contre, elles font apparaître les grands ensembles de textes et les thèmes fondamentaux, qui semblent avoir correspondu aux principales étapes de la prédication et de l’action politico-religieuse de Mahomet. Les versets coraniques peuvent être ainsi regroupés, en fonction de critères stylistiques et selon les thèmes traités, en « révélations » énoncées à la Mekke, elles-mêmes subdivisées en trois séries, et en « révélations » énoncées à Médine, qui correspondent à une phase de développement et d’organisation politique et juridique de la nouvelle communauté, définissent ses rites, ses structures, ses rapports avec les autres groupes religieux.

Sur le second point, cette « périodisation » a permis de mieux reconnaître le processus de constitution de la vulgate coranique proprement dite. À l’origine, tant que vécut Mahomet, il semble que la transmission des textes énoncés ait été presque exclusivement orale, fondée sur cette « récitation » qu’évoque précisément le terme qur’an. Même après l’établissement à Médine, l’enregistrement par écrit, sur des omoplates de chameaux ou des morceaux de cuir, de versets ou de groupes de versets tenus pour spécialement importants semble être resté le fait de croyants agissant de leur propre mouvement. Les recueils constitués de la sorte étaient fragmentaires et leur diversité ne pouvait qu’être accrue par le caractère rudimentaire de la notation.

Dès la mort de Mahomet, par contre, ses compagnons eurent souci d’assurer la pérennité du message prophétique, tout ensemble expression irremplaçable du fait religieux qui fondait leur communauté et recueil des prescriptions qui en définissaient l’existence sociale. Abu Bakr, beau-père du prophète et son premier successeur sous le titre de khalife (lieutenant), fit procéder, pendant les deux années de son pouvoir (632-634), à des recensions qui permirent la formation de collections plus vastes, sinon plus cohérentes, que les premiers recueils individuels. Toutefois, la fixation d’un texte unique, tenu pour seul recevable, ne fut opérée que sous le troisième khalife, ‘Utman, entre 644 et 656 de l’ère chrétienne, soit un quart de siècle après la disparition de Mahomet. Selon la tradition, tous les exemplaires connus de recensions divergentes furent alors détruits.

Cet effort d’unification, même s’il fut contesté, pendant les trois premiers siècles de l’hégire, par quelques groupes musulmans dissidents en matière politique, a été pour l’essentiel couronné de succès. Les « schismatiques » kharidjites, ou shi‘ites, accusaient leurs adversaires d’avoir, pour asseoir l’autorité des khalifes de la dynastie umayyade, supprimé des versets qui auraient établi des principes différents pour la dévolution de l’autorité suprême dans la communauté musulmane, mais ils n’ont jamais mis en cause la masse des textes d’ordre théologique, dogmatique ou juridique. La vulgate établie par ‘Utman représente, pour tous les musulmans, le texte de la « Révélation » dans son originale authenticité.

Le message coranique : la Mekke, Médine

Le classement par ordre de longueur décroissante des cent quatorze sourates a pour conséquence une inversion presque complète de ce qu’on peut estimer, après Nöldeke, avoir été la succession chronologique des énoncés prophétiques. Les textes les plus longs, par leur style autant que par leurs thèmes, se révèlent, à l’examen, les plus récents ; ils correspondent à la période médinoise, de 622 à 632. Les sourates les plus courtes, dont plusieurs ne sont presque que des séries d’incantations juxtaposées, remontent aux origines de la prédication mekkoise.

Chacun de ces chapitres est bien loin cependant de constituer un texte d’un seul tenant. Le plus souvent, ce sont des ensembles composites, où se trouvent mises bout à bout des « révélations » portant sur des thèmes connexes, mais qui n’ont pas été nécessairement énoncées dans un même moment.

Les sourates les plus homogènes, dont la cohérence stylistique et thématique correspond au reste à la brièveté, sont celles de la première période mekkoise. Au nombre de trente-quatre, elles ont conservé, dans leur rythme haletant et brisé, l’élan de ce qui apparaît encore, à l’audition comme à la lecture, avoir été pour les premiers convertis et sans doute pour Mahomet lui-même une « révélation » au sens originel du mot. Les thèmes de cette prédication initiale sont simples : inéluctable fin de ce monde terrestre, universelle comparution des hommes pour un Jugement suprême où leurs actes témoigneront de façon irréfutable, irrémédiable châtiment des pécheurs, qui sont surtout des puissants et des riches, indicible félicité des justes qui recevront « la très belle récompense », affirmation incessante enfin de la puissance absolue et transcendante d’une divinité bienfaisante, « Seigneur des Mondes » et maître souverain.

Le texte qui exprime sans doute le plus complètement le contenu de ces premiers messages est la sourate qui figure en tête de la vulgate coranique, pour ce nommée la Liminaire (en arabe al-Fatiha), et qui est devenue un élément primordial de la dévotion musulmane :

1 Au nom d’Allah, le Bienfaiteur miséricordieux. 2 Louange à Allah, Seigneur des Mondes, 3 Bienfaiteur miséricordieux, 4 Souverain du Jour du Jugement ! 5 C’est Toi que nous adorons, Toi dont nous demandons l’aide ! 6 Conduis-nous dans la Voie droite, 7 La Voie de ceux à qui Tu as donné Tes [bienfaits, qui ne sont ni l’objet de Ton courroux ni [les Égarés.

Les vingt-deux chapitres de la deuxième période mekkoise sont plus longs et moins homogènes. Ils attestent une rupture entre Mahomet et les Mekkois attachés aux cultes traditionnels de leur cité. Plus que des appels passionnés à la conversion, ce sont des démonstrations polémiques de l’absurdité du polythéisme, de l’unicité divine, de la ruine des obstinés qui refusent d’entendre la voix et l’avertissement des prophètes. Le thème de « la prédication dans le désert » est repris inlassablement, éclairé par des récits légendaires empruntés à la tradition arabe ou biblique. La trame en est uniforme : un peuple, que sa richesse aveugle, abandonne le culte du Dieu unique, tourne en dérision et parfois met à mort le croyant inspiré qui tente de le convertir, et subit sans délai le catastrophique châtiment qui marque à la fois la véracité du prophète et la terrifiante puissance du « Seigneur » qui parlait par sa bouche. La leçon est évidente : Hud, Salih, Noé, Moïse, Abraham ont prêché en vain, leurs auditeurs impies ont été anéantis ; ainsi en sera-t-il de la Mekke si Mahomet n’y est pas entendu.

L’évolution marquée dans ces textes s’accentue pendant la troisième période de la prédication mekkoise, qui semble avoir coïncidé avec les deux ou trois dernières années du séjour de Mahomet dans sa ville. Ces vingt-deux sourates présentent souvent la structure d’une homélie tripartite : un exorde édifiant, des récits sur les prophètes méconnus, une péroraison chargée de menaces. Il est impossible toutefois de préciser si tous ces chapitres furent dès l’origine énoncés dans la forme sous laquelle ils ont été transmis ou si leur état dans la vulgate est le résultat d’une mise en ordre ultérieure. Ce qui domine en tout cas les « révélations » de cette période est l’affirmation d’une opposition irréductible entre les « polythéistes » et le petit groupe des adeptes de Mahomet. L’insistance à rappeler l’exemple des prophètes antérieurs, méconnus par leur peuple, correspond à l’inflexible assertion du caractère divin de la mission de celui qui de plus en plus s’affirme le successeur d’Abraham, mais aussi de Jésus, parangon tragique du « prophète rejeté par les siens ». Résurrection des morts, Jugement irréfutable, omnipotence du Dieu unique, tels sont alors les éléments fondamentaux d’une prédication où les influences juives et chrétiennes se combinent, au point d’en être indissociables, à des attitudes et à des préoccupations qui relèvent de la tradition proprement arabe.

L’émigration (hidjra) des musulmans à Médine marqua dans la vie de la petite communauté une radicale mutation, dont l’aspect nouveau des « révélations » coraniques atteste l’ampleur. Les Mekkois ne sont plus seulement des compatriotes endurcis dans l’erreur ; ennemis du Prophète, ils deviennent ennemis de Dieu ; il ne s’agit plus de les convaincre, mais de les vaincre. L’engagement religieux dès lors s’organise en structures politiques. À Médine, les « croyants », d’abord poignée de disciples dévots, se constituent en groupes de « combattants pour la foi ». À la parole vient s’ajouter l’épée. Attaque des caravanes mekkoises, défense de Médine contre les « polythéistes », établissement de l’autorité sans partage de Mahomet après le massacre ou l’exil des israélites médinois, reddition enfin au Prophète, en 630, de la Mekke, où les grandes familles marchandes, acceptant la foi nouvelle, partagent dès lors la direction de la communauté devenue un « pouvoir » qui s’impose aux tribus bédouines : à ces étapes du triomphe de l’islam dans la péninsule arabe correspond, dans le texte coranique, le passage de l’invocation lyrique à la prescription juridique, de l’invective eschatologique au minutieux énoncé des normes matrimoniales, des interdits alimentaires, du rite des oraisons nocturnes. La prophétie se fait code.

Ce qui caractérise, en effet, les vingt-quatre sourates formées des versets énoncés pendant les années médinoises est qu’elles ne définissent plus seulement une attitude religieuse, mais qu’elles fondent un comportement social. D’elles procèdent, pour l’essentiel, ce que les islamologues modernes, après I. Goldziher, nomment « le dogme et la loi de l’islam ». Souvent très longues, en particuliers les sourates II à V, elles sont formées d’éléments hétérogènes, organisés en « ensembles » en fonction de connotations thématiques parfois ténues. L’évolution du style traduit de façon spectaculaire cette explicitation du message primitif en préceptes pour la vie quotidienne : les versets comportent fréquemment dix à douze lignes, alors que ceux de la première période mekkoise ne comptent que six à dix syllabes.

Même si nombre de ces prescriptions furent énoncées à l’occasion de faits particuliers concernant des proches de Mahomet ou des membres de la communauté médinoise, leur enregistrement dans la vulgate coranique leur conférait d’emblée valeur universelle. Les sourates médinoises ne sont donc ni une chronique des « événements », ni un recueil de jurisprudence, mais, plus fondamentalement, les normes de la vie politique, sociale, familiale, religieuse de tout musulman. Les textes qui consacrèrent la rupture de Mahomet avec les israélites puis avec les chrétiens ont ainsi pris, au-delà de l’épisode originel, un caractère contraignant qui ne saurait souffrir d’infléchissement puisqu’ils sont reçus comme partie intégrante d’une « révélation » qui, par essence, est au-delà du temps.

Le « fait coranique » : sciences du Coran et exégèse

Considéré non comme une simple « Écriture inspirée », mais comme un message reçu directement de Dieu, le texte coranique a donc été un élément capital dans l’organisation des sociétés musulmanes, du premier siècle de l’hégire à l’époque contemporaine. Ce qui, à l’origine, avait marqué le passage des solidarités tribales de l’Arabie préislamique à un stade plus complexe de rapports sociaux, reposant sur l’adhésion personnelle à une foi religieuse et sur l’adoption de modes de vie citadins, devint le principe constitutif de tout groupe humain adhérant à l’islam.

L’ampleur et la diversité des territoires conquis par les musulmans pendant les deux premiers siècles de l’hégire (VIIe-VIIIe s. de l’ère chrétienne) accentuèrent l’importance historique de ce « fait coranique » dans la mesure où la vulgate ‘uthmanienne constituait, par le message religieux qu’elle portait, par le système politico-juridique qu’elle impliquait, par la langue arabe qu’elle magnifiait, le seul véritable facteur d’unité entre les populations réunies sous l’administration khalifienne.

Les dimensions du « domaine islamique » (dar al-Islam) posaient à tous égards aux chefs de la communauté des problèmes sans commune mesure avec ceux qu’ils avaient connus du vivant de Mahomet. Ils ne pouvaient cependant se fonder, pour les résoudre, que sur les énoncés coraniques. Rites du culte par quoi s’exprimait la foi nouvelle, règlement des litiges, normes de la vie familiale, comportements économiques, régimes fiscaux, répartition du butin, statut des populations soumises selon les conditions de la conquête et l’appartenance religieuse des vaincus, conduite à l’égard des individus, et des peuples qui demeuraient hors de l’emprise de l’islam, rien ne pouvait procéder que de la « Révélation ». Or, Mahomet, mort, celle-ci était close pour jamais. Aux multiples problèmes nouveaux, ce fut donc dans les paroles du Prophète que les responsables de l’État khalifien cherchèrent, sinon des solutions déjà explicitées en termes propres, du moins les fondements plausibles des solutions qu’ils étaient conduits à adopter ; l’ensemble de celles-ci, progressivement constitué, forma ce que les auteurs musulmans nomment fiqh, qu’il serait dangereusement inexact au reste de prétendre traduire par le terme « droit ». L’Å“uvre de codification, caractéristique des sourates médinoises, se prolongeait ainsi, comme en décalque, à l’infini.

La nécessité d’établir, dans les pays occupés, des institutions uniformes et d’y faire prévaloir des attitudes mentales et sociales de même type, à partir d’un texte immuable, provoquait en effet, dès le Ier siècle de l’hégire, la prolifération des gloses. Mais, dans la mesure où le texte coranique servait de fondement aussi bien aux institutions politiques qu’aux prescriptions religieuses, son étude et son analyse dans l’Islam médiéval ne se limitèrent pas aux domaines qu’on observe à l’accoutumée dans tout groupe religieux où s’élabore peu à peu un système de théologie dogmatique et morale ; les « sciences du Coran » embrassaient tout le champ de l’investigation intellectuelle. Car la vulgate, si elle était le point de résolution de toutes les difficultés, était par là même le lieu de toutes les interrogations.

Ce caractère de « totalité » du « fait coranique » doit être fortement souligné. Il est essentiel à l’intelligence des aspects spécifiques de la culture arabo-musulmane dans son développement séculaire et jusque dans leurs prolongements contemporains. Il s’explique au reste en grande partie par les conditions dans lesquelles s’établirent, parmi les premières générations musulmanes, les usages qui prévalurent dans l’étude et l’utilisation du texte « révélé ». Comme la fixation de la vulgate, son interprétation ne reposait en effet à l’origine que sur la mémoire et le discernement de quelques hommes. Les anciens compagnons de Mahomet, puis ceux qui à leur suite se trouvèrent, dans la communauté en expansion, « porteurs » de traditions transmises par voie orale ne furent pas seulement amenés à trancher, en éclairant les textes coraniques, des difficultés d’ordre religieux, administratif ou juridique. Les structures de la société arabe avant l’islam, les attitudes héritées de l’époque du « paganisme », la brusque dispersion des conquérants dans le bassin méditerranéen et le monde iranien, la juxtaposition de petits groupes arabophones victorieux à des populations de langue, de culture, de religion différentes obligèrent ces « porteurs de traditions » à fournir des réponses aux questions qui leur étaient posées, simultanément, dans tous les domaines de la vie concrète ou de la spéculation intellectuelle soit par les premiers convertis d’origine non arabe, soit plus encore par les musulmans eux-mêmes, placés dans des situations nouvelles et déroutantes, contraints d’improviser un système politique, des cadres juridiques et surtout un appareil conceptuel adaptés au monde à la fois découvert et soumis.

Les « traditions » (hadith) se trouvèrent ainsi dès l’origine indissolublement associées au développement du « fait coranique ». Leur foisonnement souvent contradictoire atteste l’ampleur des incertitudes qu’elles eurent pour objet de résoudre. Ces divergences, sollicitées par les « traditionnistes » selon leurs appartenances tribales, leurs passions politico-religieuses, leurs solidarités sociales, leurs penchants idéologiques, rendent perceptible ce que fut l’intensité de la vie sociale et culturelle dans l’Islam en gestation pendant les deux cents premières années de l’ère musulmane.

Tout était matière à débat, car les définitions que l’on pouvait tirer expressément du texte coranique étaient peu nombreuses, et souvent si concises et si elliptiques qu’elles multipliaient les ambiguïtés. Il importait donc d’en élucider la signification et d’en dégager, au-delà du sens immédiatement obvie, toutes les implications, jusqu’aux plus ténues. Cette difficulté, par sa rigueur même, contraignit les musulmans doctes à un effort de raffinement dans l’interprétation, qui fut à coup sûr un des traits essentiels de la culture islamique médiévale.

Interprétation au sens strict d’abord. L’étude des faits linguistiques a été primordiale parmi les « sciences du Coran ». L’affirmation que le texte reçu n’était pas la transcription humaine d’un message divin, mais son énoncé immédiat, conférait en quelque sorte un caractère sacré aux préoccupations de tous ceux qui s’efforçaient, pour assumer les exigences de la vie quotidienne dans l’Islam khalifien, de fixer la lecture des versets difficiles, de préciser la signification des vocables obscurs. S’y ajoutait, à l’égard des populations conquises, la fierté de détenir une « révélation » qui faisait de la langue arabe en général, et du texte coranique en particulier, l’insurpassable expression de la transcendance elle-même. Commentaires grammaticaux et recherches philologiques n’ont donc pas été, dans l’Islam des origines et jusque dans le monde islamique contemporain, des disciplines marginales, simples auxiliaires de l’exégèse théologique. Tout au contraire ils furent toujours partie intégrante d’une interprétation globale, où la forme linguistique du message délivré ne pouvait être, par l’origine même qui lui était reconnue, isolée, sans soupçon d’hétérodoxie, des thèmes de la prédication.

La constitution d’un système grammatical cohérent était liée, compte tenu du caractère particulier des écritures sémitiques, à la définition d’une méthode graphique rigoureuse. En ce domaine tout spécialement, le développement de l’islam se révèle avoir été l’élément décisif dans la cristallisation d’une culture d’expression arabe. À l’origine, dans la péninsule, à l’époque où Mahomet commença d’y prêcher, et même dans les milieux citadins de la Mekke et de Médine, comme dans la zone septentrionale du Hidjaz au contact des civilisations byzantine et iranienne, ainsi que dans toute graphie de type « défectif », seules étaient notées les consonnes et trois voyelles longues (a, i, u), un même signe étant souvent utilisé pour représenter trois, quatre ou même cinq consonnes différentes. Un tel système d’écriture permet moins une lecture à proprement parler qu’il ne sert de support visuel à la récitation d’un texte déjà connu par cÅ“ur. Tel était bien le cas des premiers membres arabophones de la communauté musulmane, qui, connaissant de mémoire les sourates de la « révélation », ne cherchaient dans son expression matérielle fixée par l’écriture que des points de repère et la fixation de passages controversés ; l’incertitude de l’écriture défective laisse d’ailleurs subsister à cet égard bien des points ambigus, tels par exemple les premiers versets de la sourate XXX. La conversion à l’islam de populations dont l’arabe n’était pas la langue originelle rendit nécessaire l’élaboration d’une graphie moins allusive, dans le temps même où les exigences de l’interprétation conduisaient à fixer, autant qu’il se pouvait, un texte assez irréfutable pour réduire au minimum les divergences de lecture. À Médine, puis dans les villes iraqiennes (Basra, Kufa, Baghdad), cette double codification graphique et linguistique ne cessa de se développer en s’enrichissant pendant tout le VIIIe siècle de l’ère chrétienne.

Ce qui caractérise le « fait coranique » est que cette codification fut l’Å“uvre, pour l’essentiel, des mêmes hommes qui entreprenaient la collecte, l’inventaire, le classement des données traditionnelles concernant les épisodes de la vie du Prophète, l’exégèse des passages controversés, le récit des premières conquêtes. Abu ‘Amr ibn al-‘Ala (mort vers 154/770), par exemple, fut célèbre à la fois pour son autorité dans la « lecture » du Coran, pour ses recherches grammaticales, pour sa collecte des poésies anciennes dont l’étude éclairait la langue coranique, pour ses recueils de traditions sur les tribus de la péninsule arabique. Ainsi, dès l’origine, se constituait, à partir du « fait coranique » un « encyclopédisme » arabo-musulman, irréductible à tout autre par son enracinement dans l’étude à la fois exclusive et polymorphe d’un texte dont tout procédait, à quoi tout ramenait, mais qui menait à tout.

S’il est permis d’employer, avec toutes les transpositions indispensables, l’expression « humanisme musulman », il faut souligner que c’est du Coran et du Coran seul que cet « humanisme », en tant que fait historique, a procédé dans le monde de l’Islam.

Régis BLACHÈRE

2. L’exégèse du Coran

Les grands moments de la mise en place des règles d’interprétation dans une école philosophique ou religieuse sont aussi des étapes essentielles dans l’élaboration de sa pensée et de son savoir. Il est donc essentiel de tenter de reconstituer la genèse du mouvement exégétique en islam, même si, en l’état actuel de la recherche, quelques chaînons de l’évolution de ce mouvement nous échappent encore.

L’exégèse coranique en son état « classique »

Pour ce faire, on partira de l’organisation interne d’un commentaire coranique de l’époque classique qui a la faveur des milieux sunnites, celui de Tabari (mort en 310/923) ; puis on étudiera quelques-unes des étapes qui ont abouti à une telle synthèse. Cette somme exégétique, L’Exposition complète sur l’interprétation des versets coraniques, comporte des éléments multiples, dont, en premier lieu, des explications grammaticales et lexicales (avec des citations poétiques ou des emprunts à des parlers arabes particuliers contenant des termes ou des expressions considérés comme équivalents à ceux qui sont examinés dans le Coran) ainsi que des analyses de la syntaxe désinentielle en relation avec la sémantique textuelle. On y trouve, en deuxième lieu, des notations stylistiques et rhétoriques, illustrées elles aussi par des citations poétiques. Le troisième élément est constitué par des variantes puisées dans la tradition et transmises par des « lecteurs » du Coran qui font autorité. Ces variantes sont retenues ou écartées, en fonction de critères « linguistiques », mais surtout de leur réception ou de leur rejet par la « majorité des lecteurs » (cette notion de majorité n’est pas numérique, elle repose sur une autorité qui s’est imposée progressivement ; c’est donc une « majorité savante », reçue dans les milieux lettrés, non sans des divergences et oppositions). Il arrive que, même lorsqu’elles sont écartées, de telles variantes soient retenues à des fins exégétiques, pour confirmer une interprétation ou une explication grammaticale. L’Exposition de Tabari contient, en quatrième lieu, des traditions historico-« mythiques » introduites par des chaînes de garants et censées remonter au Prophète, à des Compagnons du Prophète, à des Successeurs (c’est-à-dire à la génération qui a connu des Compagnons de Muhammad) ou à des savants postérieurs qui font autorité. On y trouve encore des explications juridiques puisées dans la tradition des grandes écoles de droit ou dans celles de juristes qui passent pour des autorités probantes (hugga), puis des explications théologiques ou des réfutations des thèses de groupes qualifiés de sectaires (firaq), enfin les indices des choix et préférences de l’exégète lui-même, selon ce qui, pour lui, est l’interprétation du consensus des savants et la « lettre » du texte (zahir at-tilawa).

Malgré son apparence éclatée, l’ensemble de cette somme fonctionne comme une Tradition vivante. Son auteur, en effet, retient et écarte tel ou tel élément en vertu d’axiomes qui sont à la base de la rationalité de la « communauté » et dont une première série est puisée dans les représentations linguistiques du groupe. Comme le Coran dit de lui-même qu’il a été révélé « dans une langue arabe claire », les grammairiens et les théologiens se sont appliqués à mettre en valeur l’excellence de la langue arabe – qui, selon eux, est supérieure à toutes les langues – et la précellence linguistique du Coran, miracle divin s’il en est. Une connaissance positive, la philologie, est ainsi mise au service d’une thèse théologique : l’inimitabilité du Coran. Tabari prend position à ce sujet dès l’introduction de son commentaire en déclarant que les qualités littéraires et stylistiques qu’il croit être spéciales à l’arabe se retrouvent dans le Coran par voie d’éminence. Il s’ensuit qu’on ne retiendra des variantes que celles qui correspondent aux formes linguistiques les meilleures, les plus répandues en arabe. Il en sera de même pour l’interprétation des termes, dans les domaines sémantiques et grammaticaux.

Les choix interprétatifs ne se feront pas pour autant en fonction des seuls critères linguistiques. Cela reviendrait à soumettre la « Parole de Dieu » aux critères de l’arabe et donc à un savoir positif. Il faut donc que les variantes textuelles ou les interprétations retenues soient attestées par une transmission ininterrompue – c’est-à-dire confirmées par des autorités : Muhammad ou des savants reconnus -, le tout s’appuyant sur des chaînes de garants, jugés dignes de confiance par la « science des traditions ». C’est pourquoi on fait appel à une deuxième série d’axiomes qui sont puisés dans ce qu’on pourrait appeler un consensus Ecclesiae, représenté par les interprétations qui émanent des savants faisant autorité et qui sont alors opposées à des explications qualifiées de déviantes.

L’exégèse autorisée se déploie dans un cercle herméneutique qui est celui de témoins éprouvés. C’est moins un travail d’interprétation permettant d’établir le sens qu’une certitude concernant le sens : le « sens littéral » est le « sens vrai », dont l’énonciation a pour fonction d’arrêter les dérives sémantiques du « croyable », lequel est constitué des opinions légitimées par les lettrés.

Les multiples traditions exégétiques, rapportées par le commentateur et confirmées par des chaînes d’autorités, illustrent bien le fonctionnement typique de la tradition même. Celle-ci, en effet, dans un premier temps, peut apparaître comme un appel à l’histoire, mais elle n’est pas seulement mémoire, surtout pour des théologiens : elle est aussi une autorité. Elle sait se faire très précise, par exemple, dans le rappel des « circonstances de la révélation » d’un grand nombre de versets ; par là, elle se donne la force de persuasion qu’a un fait « historique ». Les récits sur les causes de la révélation constituent autant de « paradigmes de contemporanéité » : ce que le Prophète et des membres de la communauté primitive ont vécu, les croyants le revivent. Bien plus, le Coran se présentant comme l’accomplissement des « législations » antérieures, l’antique combat entre la foi et l’impiété, entre les prophètes et les « potentats » incrédules (Pharaon, Nemrod, etc.), se reproduit sans cesse. L’exégète, à travers des récits éclatés, qui se veulent situés historiquement, tisse la trame d’une histoire unifiée du salut qui explique le devenir historique de la « meilleure des communautés », c’est-à-dire l’islam. L’autorité de cette tradition se manifeste aussi dans la justification des pratiques et des stipulations juridiques. Selon la tradition musulmane, le Coran ayant été révélé au long d’une période de vingt-deux ans, certains versets ont été abrogés par d’autres. La branche des disciplines coraniques qui s’y rapportent est appelée « science de l’abrogeant et de l’abrogé » (an-nasih wa l-mansuh). Au cours du IV/Xe siècle, les lettrés ont recensé plus de deux cent trente-cinq versets abrogés, et parfois le double ! Le polygraphe as-Suyuti (mort en 911/1505) en trouve vingt ! Cette question devrait être étudiée selon une méthode historique, comme l’a fait, en 1986, D. S. Powers à propos des stipulations coraniques sur l’héritage (Cor., II, 180, 140).

Genèse de l’exégèse coranique

Il paraît difficile de déterminer dans quel ordre chronologique sont apparus les divers types d’exégèse. J. Wansbrough a proposé l’ordre suivant : commentaire narratif et édifiant (exégèse « haggadique ») ; commentaire à tendance juridique (exégèse « halachique ») ; commentaire philologique et variantes textuelles (exégèse « massorétique ») ; commentaire rhétorique et stylistique (le commentaire allégorique n’est pas intégré dans ce classement). En réalité, il convient de distinguer deux étapes. L’exégèse en tant que genre a vu le jour à la fin du Ier siècle et surtout au II/VIIIe siècle. C’est ainsi que, dans le commentaire de Tabari, de nombreuses chaînes de garants remontent, pour ne citer qu’eux, à Ibn Gubayr (mort en 95/174) et à Mugahib b. Gabr (mort en 104/722), tous deux disciples de ‘Abdallah b. ‘Abbas (mort en 68/687), cousin du Prophète. Ibn ‘Abbas est présenté comme le père de l’exégèse coranique, mais, dès qu’on tente de reconstruire les « commentaires » de ces « exégètes », on se heurte à de nombreuses contradictions dans leurs traditions exégétiques. Ainsi en est-il si l’on compare le commentaire édité sous le nom de Mugahid avec les traditions exégétiques du même auteur citées par Tabari. Il est plus raisonnable de penser que les explications que ces personnages ont laissées sur le Coran et sur divers sujets religieux ont été ensuite rassemblées. De plus, de nombreuses traditions qui sont transmises comme étant d’eux sont le fait d’attributions ultérieures. Vu le prestige dont ils jouissaient, notamment Ibn ‘Abbas, chaque groupe idéologique concurrent leur imputait les opinions les plus contradictoires. C’est là un phénomène courant dans le fonctionnement d’une « tradition vivante ». On a montré que les deux ouvrages sur les rara du Coran (Garib al-Qur’an et Lugat Qur’an) attribués à Ibn ‘Abbas étaient un seul et même livre ; bien que cet auteur ait pu y apporter sa part, l’ouvrage n’est certainement pas de lui. Quant aux Responsa (Masa’il Nafi‘ Ibn Azraq) de Ibn ‘Abbas au kharijite Nafi‘ Ibn Azraq (mort en 65/682), ils ont dû être collectés au plus tard au milieu du II/VIIIe siècle, puisque Abu ‘Ubayda (mort en 207/822) les connaissait lorsqu’il composa son Magaz al-Qur’an.

La deuxième étape de l’exégèse coranique se situe au II/VIIIe siècle (et nous sommes là sur un terrain relativement plus sûr) avec les Å“uvres de Muqatil Ibn Sulayman al-Balhi (mort en 150/767) : son grand commentaire du Coran, son commentaire de cinq cents versets du Coran et son ouvrage sur la synonymie et la polysémie dans le Coran (l’attribution de ce dernier n’est pas certaine). Bien que la critique ancienne s’accorde à voir en lui un grand exégète, il a été très critiqué et rejeté. La raison en est peut-être qu’il ne se conformait pas à ce qui, à partir de la seconde moitié du II/VIIIe siècle devint une quasi-obligation, à savoir le recours aux chaînes de garants. Cette pratique correspondait à l’évolution de la société musulmane dans le sens d’un savoir filtré et contrôlé, qui s’appuyait de plus en plus sur des autorités. Le commentaire de Muqatil contient des explications philologiques, des remarques juridiques et des récits puisés dans les légendes bibliques qui circulaient dans la région, surtout dans les milieux juifs et chrétiens. Il jouissait d’une grande célébrité, et l’on peut penser que, même s’il ne fut pas toujours cité dans toutes les sommes exégétiques postérieures, il a eu une grande influence sur elles. Au cours de cette deuxième étape, l’exégèse va connaître une relative spécialisation.

L’orientation linguistique

Un autre commentaire, lui aussi très critiqué, n’en a pas moins laissé sa marque sur l’exégèse, celui de Abu ‘Ubayda (mort en 208/824), Magaz al-Qur’an. Le terme magaz, qui dans la rhétorique postérieure signifie « trope » ou langage figuré, désigne ici toute tournure qui, du point de vue de la sémantique, de la lexicographie ou de la syntaxe, ne signifie pas de soi, mais exige une explication, une « réécriture explicative ». On peut donc traduire approximativement Magaz al-Qur’an par Commentaire périphrastique du Coran. Le recours à la poésie et à la langue des Arabes pour expliquer le Coran est justifié, selon Abu ‘Ubayda, par le fait que celui-ci a été révélé en arabe et a donc toutes les caractéristiques de cette langue. Abu ‘Ubayda se montre moins intéressé par la « précellence esthétique » et « l’inimitabilité » stylistique du Coran – comme ce sera le cas plus tard chez les théoriciens de cette inimitabilité, soucieux d’en classer les tropes – que par la « compréhension correcte » du texte. Il s’agissait pour lui de montrer que certaines tournures inhabituelles du Coran ne sont pas incorrectes, puisqu’elles sont attestées dans « la façon de parler » des Arabes, même si elles sont rares. Toutefois, il relève aussi déjà des formes figuratives.

On se doit d’insister sur l’importance de la philologie dans l’exégèse coranique. Le grammairien Ibn Faris (mort en 395/1004), en effet, n’hésite pas à appeler la science de la langue « la science des Arabes », ce qui, selon A. Roman « est un indice de la place très grande faite à la science de la langue dans l’organisation arabe et musulmane du savoir ».

L’exégèse de Abu ‘Ubayda repose sur une théorie du langage, commune à l’école grammaticale de Bassora : le principe de l’adéquation entre le langage et la réalité. Les phénomènes que cet auteur décrit sous le nom de magaz semblent couvrir toute violation du caractère spéculaire du langage. Si déjà ses contemporains critiquaient cet exégète kharijite, c’est à cause du danger d’« erreur » qui ne peut être totalement éliminé d’une telle opération de décodage de la langue coranique. Pourtant, ses principes restèrent la colonne vertébrale de l’herméneutique coranique, avec toutefois une correction d’importance : au fur et à mesure qu’un corpus de doctrine s’affirmait, le recours à la poésie et à la langue des Arabes n’était justifié que dans la mesure où il était confirmé par des traditions et par le « consensus » des savants. Toute autre pratique devint suspecte et fut qualifiée, négativement, d’opinion personnelle (ray’), risquant d’aller à l’encontre de la lettre du texte. La tradition linguistique fut émondée par celle des juristes-théologiens dont on répète qu’ils « sont plus savants que les philologues ». Même si les philologues étaient aussi des théologiens et des juristes, c’est la science par excellence, c’est-à-dire la « science de la tradition », celle qui était transmise des anciens, qui devait avoir le dernier mot lorsque la théologie et le droit s’opposaient à des usages linguistiques.

Cela se manifeste de façon éminente dans un courant théologique qui a été très combattu par l’orthodoxie sunnite, celui des mu‘tazilites. Ceux-ci se servirent de l’interprétation tropique (appelée aussi magaz) pour éliminer les anthropomorphismes de la représentation de Dieu. Pour des raisons théologiques, ils étendirent la méthode mise en Å“uvre par Abu ‘Ubayda à des passages du Coran linguistiquement clairs, par exemple à des métaphores qui leur paraissaient porter atteinte à l’unicité et à la grandeur divines, à cause de leur marque anthropomorphique (la session de Dieu sur le Trône, les mains de Dieu, etc.).

De la fin du II/VIIIe siècle nous est parvenu un type d’ouvrage appelé Ma‘ani l-Qur’an, qu’on traduit par : Les Significations du Coran. Mais ce titre ne rend compte ni du sens complet de ma‘ani (qui veut dire non seulement « sens », « significations », mais aussi « qualités », « attributs ») ni du contenu de ces livres. C’est pourquoi on préférera traduire par : Les Qualités spécifiques du Coran. Le grammairien de Coufa, al-Farra’ (mort en 207/822), et celui de Bassora, al-Ahfas al-Awsat (mort en 215/830), ont marqué ce genre exégétique de leur empreinte. Les explications y portent sur des tournures syntaxiques, sur des variantes textuelles, avec des citations poétiques et des formes linguistiques des divers dialectes arabes. L’ouvrage d’al-Farra’ prouve que déjà à cette époque la notion de « majorité des lecteurs » était en place et permettait de rejeter des formes qui ne convenaient pas à l’interprétation reçue, pour des motifs non seulement linguistiques, mais surtout juridiques et théologiques.

La réflexion sur le Coran s’est développée aussi à travers son analyse proprement sémantique, non pas d’abord dans un souci littéraire, mais selon une visée théologique et juridique, et notamment dans le dessein d’arriver à une compréhension « juste » des règles et des statuts que Dieu assigne à l’homme croyant. C’est ainsi qu’est né le genre des Mutasabihat al-Qur’an, c’est-à-dire des versets dans lesquels les mêmes termes sont employés pour signifier des objets différents ou, à l’inverse, ceux où les mêmes objets sont désignés par des termes différents. Ce même vocable, mutasabih, qui a ici le sens de ressemblance, peut désigner aussi un terme ambigu, qui ne signifie pas de soi. C’est encore un grammairien de Coufa, al-Kisa’i (mort en 189/805), entre autres, qui a écrit Mutasabih al-Qur’an. Il convient de ranger dans le même genre littéraire les ouvrages qui portent le titre de al-Wuguh/al-Asbah wa n-naza’ir, sur la polysémie et la synonymie dans le Coran. Ainsi Abu ‘Ubayda attribue trois sens au mot sirk (associationnisme) : le fait d’associer à Dieu un être et d’en faire son égal (Cor., IV, 36) ; celui de poser à l’adresse d’un autre que Dieu un acte d’obéissance qui n’est dû qu’à celui-ci (Cor., VII, 190) ; l’associationnisme en acte, l’hypocrisie (Cor., XVIII, 110). Même si ces travaux ont été souvent, à la fin du II/VIIIe et au III/Xe siècle, le fait de philologues, il s’agissait d’une sémantique théologique dont le but était de décrire les attributs de Dieu et d’assigner des « noms et des statuts » à ses créatures, par l’établissement de concordances et de constantes interprétatives.

Dans le domaine lexicographique s’est développé le genre du Garib al-Qur’an, c’est-à-dire des rara, expressions peu usitées et, par conséquent, obscures. Beaucoup d’éléments du commentaire de Abu ‘Ubayda pourraient le faire classer dans ce type de littérature. Plusieurs grammairiens du II/VIIIe siècle auraient écrit des ouvrages portant ce titre. Toutefois, l’un des plus anciens qui nous soient parvenus est celui de Ibn Qutayba (mort en 276/889). Ce dernier est aussi l’auteur du Ta’wil muskil al-Qur’an (L’Interprétation des difficultés du Coran), qui est une sorte de manuel pour l’étude du Coran axé sur la rhétorique et les tropes. De ce point de vue, il prépara la voie aux grands traités du IV/XIe siècle sur « l’inimitabilité du Coran ».

De la même période datent aussi les premiers ouvrages sur la morphologie, la syntaxe désinentielle et l’analyse logique du Coran intitulés : I‘rab al-Qur’an. Outre l’étude de ces trois aspects, de tels livres incluent des remarques sur les variantes textuelles. En réalité, ce ne sont pas des traités, mais des commentaires ; ils n’analysent que les passages qui font problème, mais en suivant l’ordre des sourates et des versets. On les place parfois parmi les ouvrages de grammaire, mais, comme il n’y a pas de grammaire désinentielle sans référence à la sémantique du texte, al-Suyuti (mort en 911/1505), dans son vade-mecum sur les sciences coraniques, classe ce genre dans l’exégèse coranique. L’un des écrits les plus anciens de ce type est celui du grammairien bassorien Qutrub (mort en 206/821). L’un des plus appréciés est celui du grammairien et exégète Abu Gafar an-Nahhas (mort en 338/950).

Tout ce travail sur le Coran sera repris dans la perspective esthétique, doctrinale et apologétique des traités sur « l’inimitabilité du Coran ». Ce qui de soi, en effet, se retrouve dans toute langue, et notamment en arabe : les genres, les figures stylistiques (mentionnées par Tabari), les formes polysémiques et synonymiques, les tournures grammaticales particulières ou rares seront considérés comme autant de qualités (ma‘ani) qui illustrent la précellence du Coran. En retour, les textes plus profanes, la poésie, la littérature narrative et édifiante bénéficieront de ces recherches sémantiques et stylistiques, en favorisant une conscience élevée de la « supériorité » de la langue arabe et surtout de celle du Coran. C’est là l’un des traits spécifiques de l’imaginaire islamique, toujours vivant jusqu’à nos jours. Pourtant, même s’il y a une quasi-unanimité sur le principe doctrinal de l’inimitabilité du Coran, il n’en est pas de même de la façon de la concevoir. Ainsi, le théologien as‘arite al-Baqillani (mort en 403/1013) insiste sur l’hétérogénéité du Coran par rapport aux modes d’énonciation et de composition que connaissent les Arabes, n’hésitant pas à déclarer que celui-ci « rompt avec les genres de leur parler » ; par conséquent, la rhétorique, même si on a recours à elle pour étudier le Coran, ne peut rendre compte de la précellence de celui-ci. En cela, al-Baqillani s’affirme comme un adversaire de son prédécesseur, le grammairien et théologien mu‘tazilite ar-Rummani (mort en 384/994).

L’orientation historico-« mythique »

Le récit tient une grande place dans l’exégèse non seulement parce que le Coran lui-même contient des narrations sur les « anciens », sur les prophètes et sur les peuples réels ou mythiques qui se sont soumis à la volonté de Dieu ou qui lui ont désobéi, encourant ainsi son châtiment ou recevant sa récompense, mais aussi parce que des légendes populaires circulant au Proche-Orient, et en Arabie en particulier, ont été largement utilisées par le Prophète lui-même, par les Compagnons et les Successeurs pour expliquer des passages du Coran. Des chrétiens et surtout des juifs, convertis ou non, notamment des juifs yéménites tels que Wahb b. Munabbih (mort en 110/728 env.), ont joué un grand rôle dans la transmission de ces légendes que la communauté musulmane a fait siennes, en les adaptant aux besoins et aux interprétations de la nouvelle religion. Les récits qui ont un fond juif ou chrétien sont appelés isra’iliyyat, ou « légendes bibliques ». Les grands recueils de traditions musulmanes comme celui d’al-Buhari (mort en 256/870) sont riches de ce matériau qu’on retrouve aussi dans le commentaire coranique et dans les Annales de Tabari, dans les histoires de la genèse du monde et les biographies du Prophète, dont les plus célèbres sont celles de Ibn Ishaq (mort en 150/767).

De plus, des passages du Coran sont mis en relation avec la vie du Prophète et les événements de la première communauté musulmane. On comble ainsi les « vides » du texte, les mentions par trop allusives, les versets « obscurs ». Toute tradition, en effet, a horreur de l’allusion et s’évertue à lever les ambiguïtés de ce qui lui paraît devoir être clarifié, pour l’enraciner dans le « réel-vrai ». C’est ainsi que devait naître le genre appelé « les circonstances de la révélation », qui est une autre branche des disciplines coraniques. Il semble qu’il ne se soit développé comme genre indépendant qu’à la fin du IV/Xe siècle. Toutefois, les commentaires anciens et les biographies du Prophète contiennent aussi des récits où des faits sont repris dans le cadre de représentations religieuses.

Ce matériau est donné comme historique et réel, mais il est aussi sélectionné par les exégètes et les théologiens pour confirmer l’énoncé de foi et l’institution sociale et éthico-politique de la communauté. Il tisse la trame d’une histoire du salut qui est celle de l’obéissance de l’homme à la législation divine ou de sa désobéissance « entêtée ». Il maintient la contemporanéité du croyant avec la proposition du salut qui lui est faite à travers les ordres et les interdits divins. Son contenu merveilleux et légendaire s’est souvent attiré les foudres de certains milieux musulmans, et ce jusqu’à nos jours. Mais, comme il a continué à circuler aussi oralement, même après l’avènement de la « raison graphique », il est d’une grande importance pour véhiculer les contenus de foi et les modèles éthiques, et ce d’autant plus que l’art du récit permet une meilleure intégration par le croyant que les traités de théologie.

Cette présence massive des récits reçus dans une tradition (ahbar) pour interpréter le Coran a pour conséquence que les métaphores dont celui-ci est riche sont aplaties et souvent réduites en un langage édifiant ; les évocations eschatologiques, notamment, se résument dans les « réalités familières des délices et des châtiments ». L’histoire racontée étant vraie, cette exégèse devient volontiers historiciste, inscrivant le langage coranique « dans l’espace ontologique du Réel-vrai » (M. Arkoun). La métaphore coranique est ainsi soumise à une double réduction : celle de l’exégèse d’orientation philologique, dont il a été question plus haut, et celle de l’exégèse historico-mythique. Le traitement de la métaphore sera donc abandonné à la seule exégèse allégorique ou ésotérique, qu’elle soit d’inspiration mystique ou « sectaire », à la manière, par exemple, de l’exégèse ismaïlienne.

Très tôt, un genre populaire s’est constitué, celui des récits sur les prophètes (qisas al-anbiya’). Ils étaient transmis par des sermonnaires et par des prédicateurs populaires. Et ils ont été regroupés dans des ouvrages spécialisés dont le peuple est resté friand jusqu’à nos jours, même si les lettrés ont toujours tenté d’en censurer le contenu et d’en contrôler la diffusion.

Le contenu juridique, théologique et hérésiographique de l’exégèse coranique

Le contenu théologique de l’exégèse coranique repose, en fait, aussi bien sur l’analyse grammaticale et sémantique que sur les récits rapportés dans les traditions transmises. Ainsi Tabari tire argument de Cor., II, 8 (« Certains hommes disent : nous croyons en Dieu et au Jour dernier, mais ils ne croient pas ») pour affirmer que la foi n’est pas seulement confession verbale, mais aussi assentiment en acte. Il s’en prend ainsi à un groupe de théologiens appelés « gahmites » qui professaient que la foi est seulement adhésion par la parole. Il s’appuie, pour cela, sur ce que signifie, selon lui, iman (foi) et tasdiq (assentiment), et sur des traditions d’autorités. Il en est de même lorsqu’il est question des attributs divins et des actes humains, par exemple ; il réfute alors les mu‘tazilites qui refusaient que Dieu exerce une causation dans les actes humains.

Quant au contenu juridique, il oriente aussi l’analyse grammaticale, et il est partout présent dans les récits et dans les traditions, en particulier dès qu’il est question de l’abrogation d’une stipulation par une autre règle juridique formulée en un verset qui est censé avoir été révélé postérieurement.

L’évolution ultérieure de l’exégèse coranique

Les diverses composantes de l’exégèse qu’on a évoquées se retrouvent peu ou prou dans les commentaires postérieurs. On en distinguera, en simplifiant, deux types : « l’exégèse en tradition » et l’exégèse « spéculative ». Quant à la première, les successeurs de Tabari marcheront sur ses pas, citant, pour chaque verset, des traditions des anciens introduites par des chaînes de garants. Toutefois, le matériau est plus réduit, en particulier pour les explications philologiques et théologiques. Les choix sont davantage affirmés, en fonction d’une orthodoxie qui a renforcé son emprise. Les interventions personnelles de l’exégète y sont moins nombreuses, ce qui n’en fait pas, loin de là, une exégèse neutre. Tel est le cas du commentaire de l’historien et traditionniste damascène Ibn Kathir (mort en 774/1373) et de celui du polygraphe tardif as-Suyuti, intitulé : ad-Durr al-manthur fi tafsir al-ma’thur (Les perles disséminées dans l’exégèse transmise par tradition). Ces commentaires dépourvus de toute créativité n’en sont pas moins importants. Leurs choix « orthodoxes » simplifiés donnent, en effet, une vision unifiée de l’exégèse coranique ; pour cette raison, ils sont encore très prisés.

On fera une place spéciale au commentaire du théologien et juriste malikite andalou al-Qurtubi (mort en 671/1273) intitulé al-Gami‘ li-ahkam al-Qur’an (La somme des stipulations légales du Coran). Outre qu’il contient les explications habituelles sur les variantes, la grammaire et les traditions exégétiques des anciens, il met l’accent sur les aspects légaux du Coran ; il ne se contente pas d’exposer les doctrines de l’école juridique dont il est l’un des éminents représentants, mais rapporte aussi celles d’autres écoles.

Sous la dénomination d’exégèse « spéculative » (at-tafsir bi-r-ray’), les savants musulmans regroupent des commentaires très divers, dont le point commun est qu’ils recourent à « l’opinion personnelle » (ray’). En fait, leur principale caractéristique est de ne pas s’appuyer sur des traditions introduites par des chaînes de garants, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils aillent à l’encontre de la tradition commune. L’un des représentants de ce genre exégétique est le théologien dogmatique et juriste Fahraddin ar-Razi (mort en 606/1209). Outre les constituants habituels de l’exégèse coranique, son commentaire, Mafatih al-gayb (Les clefs de l’inconnaissable), comprend beaucoup de développements philosophiques et de réflexions théologiques, à tel point que l’un des partisans du commentaire traditionnel a pu écrire qu’il « était tout sauf un commentaire [coranique] ». Certains passages du Coran sont pour cet auteur l’occasion de développer des quaestiones (masa’il) qui prennent souvent les dimensions de véritables traités, par exemple, dans ses réflexions sur le nom et le nommé ou sur les noms divins. Il y répond souvent aux arguments des mu‘tazilites, dont le mode de raisonnement n’a pas été sans l’impressionner et le marquer de leur influence. Entre également dans cette catégorie un commentaire qui est populaire dans les facultés de théologie : Anwar at-tanzil (Les lumières de la Révélation) du cadi safi‘ite al-Baydawi (mort en 685/1286). C’est en grande partie un abrégé corrigé du commentaire du mu‘tazilite az-Zamahsari (mort en 538/1144).

Ce type d’exégèse « spéculative » est encore acceptable pour l’orthodoxie ; il en va tout autrement de l’exégèse mu‘tazilite. Les commentaires anciens de cette école théologique ont disparu, mais la tendance est représentée par l’ouvrage du théologien et grammairien tardif az-Zamahsari, al-Kassaf ‘an haqa’iq at-tanzil wa ‘uyun al-aqawil fi wuguh at-ta’wil (Le dévoilement [mot à mot le « dévoileur »] des vérités de la Révélation et l’essence des voies de l’interprétation). Malgré ses thèses nettement mu‘tazilites, bien qu’énoncées subtilement, cet auteur est tenu en haute estime pour la qualité de ses explications linguistiques et rhétoriques.

L’exégèse allégorique et les autres courants

Les juristes théologiens, qui lisent le Coran en philologues et en juristes, ont tenté d’imposer l’idée que la lecture spiritualiste des mystiques représente une nouveauté qui est étrangère au Coran ; or le commentaire de Muqatil, dont il a été question plus haut, montre que celui-ci lisait le Coran selon une triple méthode, littérale, historique et allégorique. On trouve déjà chez lui les prémices d’une herméneutique spirituelle, qui sera développée par les mystiques, et d’une « lecture symbolisante ». Cela revenait à admettre que, comme l’écrit Ibn ‘Ata’ (mort en 309/921), « les symboles du Coran, celui-là seul les comprend qui a purifié sa conscience intime de toute attache aux créatures », et que l’expérience est, elle aussi, un principe herméneutique.

Toutefois, c’est véritablement au III/Xe siècle que l’exégèse mystique va se développer. Quelle que soit l’origine du commentaire attribué au sixième imam shi‘ite, Ga‘far as-Sadiq (mort en 146/765), « son entrée dans les milieux soufis se situe au moment où se forme la doctrine mystique sunnite et où, possédant un vocabulaire technique varié et précis, les soufis du IIIe siècle tentent de traduire par écrit le développement de leur expérience spirituelle ». La mention du sixième imam en cette affaire n’est pas fortuite, car les mystiques de l’islam se sont montrés très ouverts aux idées venant du shi‘isme. Un commentaire comme celui d’al-Tustari (mort en 283/896) s’appuie sur l’opposition entre zahir et batin (historia/allegoria). Environ mille versets, sur six mille deux cents que compte le Coran, sont traités selon cette méthode. Mais l’exégèse allégorique ne se limite pas à la tradition mystique ; elle est également représentée par d’autres courants ésotériques, comme ceux des shi‘ites duodécimains et des ismaïliens.

On qualifie souvent l’exégèse non sunnite de « sectaire » ; c’est là une appellation idéologique employée par le sunnisme dominant pour désigner les groupes accusés d’avoir introduit des « innovations blâmables » dans l’islam : les kharijites, les shi‘ites, les ismaïliens, les zaydites, etc. Leurs commentaires ont, en général, les mêmes constituants essentiels que ceux des sunnites, mais ils comportent aussi des éléments qui sont particuliers à leurs doctrines. L’exégèse shi‘ite duodécimaine est elle-même foncièrement traditionnelle, car elle s’appuie sur des traditions d’autorités. Mais, outre les traditions prophétiques, les commentateurs shi‘ites citent celles de leurs imams, surtout ‘Ali Zayn al-‘Abidin, Abu Ga‘far Muhammad al-Baqir et Abu ‘Abdallah Ga‘far as-Sadiq. Les charismes propres aux imams shi‘ites permettent, en effet, d’atteindre aux profondeurs cachées du Coran. Toutefois, tout comme dans la tradition sunnite, la place faite aux traditions varie selon les commentateurs. Les plus anciens insistent notamment sur les versets du Coran dans lesquels ils voient des allusions à ‘Ali et à ses successeurs (Cor., II, 124 ; III, VII ; 5, 55, 24, 35, etc.). L’un des plus anciens commentaires qui nous soient parvenus est celui de al-Hasan al-‘Askari (mort en 260/874).

Ceux de Abu Ga‘far at-Tusi (mort en 460/1067), at-Tibyan fi tafsir al-Qur’an (L’explication dans l’interprétation du Coran), et de at-Tabarsi (mort en 548/1143) sont d’orientation mu‘tazilite. Le Magma‘ al-bayan li-tafsir al-Qur’an (Le recueil de l’explication claire pour l’interprétation du Coran) de ce dernier est un excellent commentaire dont les remarques sur la grammaire, les variantes et le sens suivent toujours la même ordonnance, ce qui lui donne une grande clarté. Son auteur est un très bon connaisseur de la tradition grammaticale arabe.

La production exégétique des kharijites a été beaucoup plus réduite ; de plus, peu de chose nous en est parvenu ; enfin elle a été très peu étudiée. C’est ainsi que le commentaire de Hud b. Muhkim al-Hauwari (cf. seconde moitié du III/IXe s.) n’a été édité que très tardivement. Nous en sommes réduits à nous référer aux Å“uvres exégétiques tardives de Muhammad Ibn Yusuf Atfayyis (mort en 1914), en particulier à son Himyan az-zad ila dar al-ma‘ad (Le viatique pour l’au-delà). L’auteur y insiste sur les principes théologiques et juridiques de son groupe religieux : l’essence de la foi, le statut de celui qui commet des fautes majeures. Il est marqué par le courant mu‘tazilite pour la doctrine de la vision de Dieu dans l’au-delà et des actes humains. Il a conservé maintes traditions qui sont « apocryphes » aux yeux des sunnites, mais on peut se demander si elles n’ont pas préservé des représentations de l’islam que la domination sunnite avait refoulées.

Les lectures projectives contemporaines

On peut difficilement parler d’une exégèse « moderne » du Coran, si l’on entend par là une approche du texte selon les méthodes de l’histoire de la critique des sources ou même de la sémiotique, telles qu’elles sont mises en Å“uvre par l’exégèse biblique. Les études contemporaines en arabe sur le Coran, qu’il ne faut pas limiter aux commentaires, sont plus des projections de convictions diverses sur le Livre que des études sur le texte qui s’appuieraient sur des principes herméneutiques renouvelés. De ce point de vue, il y a là une rupture avec l’exégèse classique, qui avait, elle, le souci du texte ad litteram.

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’exégèse fut marquée par le commentaire du Manar, Å“uvre de Muhammad ‘Abduh (mort en 1905) et de Rasid Rida (mort en 1935). On peut mentionner aussi dans la même ligne celui du Constantinois Ibn Badis (mort en 1940). On trouve dans ces commentaires les principaux thèmes du réformisme : « retour aux sources », exaltation de l’unicité de Dieu, critique de la religion populaire, discussion du problème de la raison et de la foi, plaidoyer pour le recours au Coran lui-même de préférence à la Tradition, ainsi que divers thèmes sociaux et politiques qui sont communs à ce courant marqué par le rationalisme pragmatique de Muhammad ‘Abduh. Plus récemment, le commentaire de Sayyid Qutb (mort en 1966) : Fi zilal al-Qur’an (À l’ombre du Coran) a exercé et continue d’exercer une grande influence non seulement sur les Frères musulmans, même si la filiation n’est pas toujours directe, mais aussi sur une partie importante de l’intelligentsia musulmane. Il insiste sur la primauté de la foi en l’unicité divine et sur les conséquences de ce principe pour la vie individuelle, sociale et politique. Sa pensée est présentée dans le cadre d’une idéologie de combat soucieuse de faire triompher les « droits de Dieu », c’est-à-dire l’islam, dans tout l’univers. L’auteur refuse à la fois la société de classe et le nationalisme moderne, présentant la société musulmane comme sui generis. Plus encore que dans le courant réformiste, on constate que le Coran sert souvent de prétexte pour affronter les « défis d’une modernité » dont les implications intellectuelles ne sont guère analysées. L’impact des sciences exactes se fait également sentir dans ces études coraniques, notamment depuis le commentaire de Tantawi Gawhari (mort en 1940), al-Gawahir fi tafsir al-Qur’an (Les perles dans l’interprétation du Coran) : la science étant nécessaire, il ne faut pas s’étonner d’en trouver toutes les disciplines dans le Coran lui-même. Ce concordisme facile, qui ne passe pas facilement de mode, retarde l’émergence d’une exégèse coranique moderne qui aborderait les enjeux d’une confrontation entre la critique moderne et l’espace métaphorique du Coran, et dont l’expérience avait été tentée, pour son époque et mutatis mutandis, par Fahraddin ar-Razi.

Si l’on mesure le chemin parcouru, on constate que l’exégèse classique offrait encore une grille de lecture multivoque du texte. Certes, Tabari, par exemple, faisait des choix doctrinaux, mais il honorait le texte lui-même dans ses aspects les plus philologiques. La transmission de nombreuses traditions n’était pas seulement mécanique ; elle partait de la conviction que l’on avait de la richesse sémantique du texte, de sa plurivocité. Toutefois, comme on l’a noté, dès cette période une compréhension étroite, contrôlée par l’orthodoxie, de la « lettre », fermait la porte à l’exploitation de nombreuses potentialités du texte. À l’intérieur de l’exégèse contemporaine, la déperdition de la richesse du sens est plus grande encore, dans la mesure où le texte est souvent pris comme prétexte et où l’appauvrissement de la tradition exégétique n’est pas compensé par les interventions d’une raison critique.

3. Les recherches contemporaines

L’évolution des études coraniques en Occident depuis le milieu du XXe siècle s’est opérée sous l’effet des progrès considérables de l’exégèse biblique (critique des formes et critiques de la rédaction) et des théories littéraires. L’influence des sciences humaines, particulièrement de l’anthropologie et de l’histoire des religions, commence à s’y faire sentir : rôle du symbolique et de l’imaginaire, passage de l’oral à l’écrit, fonction du mythe, etc.

On peut distinguer deux grandes orientations nouvelles dans ces recherches. La première porte sur l’histoire du texte coranique, sa composition, sa « collecte » et sa rédaction. La seconde concerne la relecture du Coran avec les instruments qu’offrent les diverses sciences humaines ; elle s’attache aussi à l’étude critique des grands commentaires classiques, qui constituent autant de témoins de la façon dont le texte coranique a agi dans la constitution de l’imaginaire islamique aux diverses étapes de son histoire, c’est-à-dire de la façon dont l’islam s’est vu, s’est donné à voir et s’est « rêvé ».

L’établissement du corpus coranique

Le premier courant de recherches conduit à remettre en question la façon dont on se représentait, à la suite des sources musulmanes, même critiquées, le processus compliqué qui aurait abouti à l’établissement du corpus canonique du Coran sous le calife ‘Utman (mort en 23 de l’hégire/644 de l’ère chrétienne). Cependant, les voies qui conduisent à ces remises en question et les conclusions auxquelles elles aboutissent sont bien souvent divergentes et le débat est loin d’être clos.

Ainsi, pour les uns, la version actuelle du Coran, reconnue comme vulgate par la communauté musulmane, remonterait, non pas à l’un des premiers califes (Abu Bakr, ‘Umar et ‘Utman), mais à Muhammad lui-même. Pour John Burton, par exemple, les traditions ayant trait au caractère incomplet du texte coranique proviendraient de réflexions ultérieures de juristes sur l’abrogation (nash), c’est-à-dire sur le fait que certains versets ont été abrogés par des versets postérieurs. Afin de pouvoir conserver certains éléments d’un droit reçu (par exemple, la lapidation de la femme adultère), non attestés par le Coran, on postula qu’ils étaient une composante du Coran en tant que source du droit, mais qu’ils auraient été oubliés dans le Coran en tant que document parvenu jusqu’à nous (mushaf). De la sorte, les récits concernant la collecte du Coran, les variantes textuelles et les recueils attribués aux Compagnons de Muhammad auraient eu le même but : enraciner la fiction que le Coran n’a reçu sa forme définitive qu’après la mort du prophète de l’islam et préserver ainsi un état donné du droit musulman. Cette perspective intéressante aurait été plus convaincante si l’auteur ne s’était pas cantonné dans les rapports entre le Coran et le droit, négligeant le fait que le Coran doit être étudié aussi en tant que monument littéraire ayant une fonction liturgique.

C’est précisément à son aspect littéraire et à sa fonction liturgique que s’est attachée Angelika Neuwirth dans son importante étude sur la composition des sourates mekkoises. Elle est partie de la sourate comme unité réelle et même comme genre littéraire spécifique, et du Coran conçu dès le début comme discours liturgique et comme texte destiné à être récité. Dans sa perspective, la sourate aurait été voulue dès le début par Muhammad comme le médium de son message. Si la sourate est privilégiée, c’est qu’Angelika Neuwirth y voit une intention stylistique qu’elle s’efforce de faire apparaître par l’étude des sourates mekkoises en versets, mais aussi par une recherche soignée sur les « rimes » (et sur l’accent des mots, ce qui paraîtra plus discutable à maints linguistes !). A. Neuwirth tient pour acquis que les sourates mekkoises remontent, pour leur composition, à Muhammad et que la rédaction du texte sous ‘Utman a conduit à la fixation de la vulgate que nous connaissons.

D’autres chercheurs, tel John Wansbrough, appliquent au Coran des méthodes qui sont en usage depuis longtemps déjà en exégèse biblique (Formgeschichte et Redaktionsgeschichte) ; ils recourent aussi aux études littéraires à tendance structuraliste, en s’appuyant sur l’exégèse et l’historiographie musulmanes classiques, ainsi que sur la biographie ancienne de Muhammad (Sira). J. Wansbrough en arrive à la conclusion que le Coran n’est qu’une partie de la tradition musulmane (sunna) et, par là, une construction de la communauté. Pour lui aussi, les récits concernant la collecte du Coran sont fictifs, mais il aboutit, ce faisant, à des conclusions opposées à celles de J. Burton : l’élaboration du canon de l’Écriture musulmane a été le résultat d’un long processus (200 ans environ). Le Coran lui apparaît comme un assemblage de logia prophétiques et d’interpolations de la communauté primitive, à l’élaboration duquel la polémique contre le judaïsme mais aussi les combats idéologiques à l’intérieur de la communauté musulmane primitive auraient eu une large part. (Le Coran aurait vu le jour dans ce « Milieu des sectes », pour reprendre le titre de l’un des ouvrages de Wansbrough.) Dès lors, les traditions portant sur les variantes et les recueils des Compagnons de Muhammad, les variantes individuelles et locales proviendraient du besoin de conférer l’aura d’une autorité ancienne à un texte qui, en fait, n’aurait pas été achevé dans sa compilation avant le IIIe siècle de l’hégire (IXe de l’ère chrétienne).

Le Coran dans l’imaginaire islamique

Le second courant de recherches, sans préjudice pour les questions jusqu’ici envisagées, insiste sur la nécessité de « relire » le Coran avec les instruments qu’offrent les diverses sciences humaines et d’interroger de façon critique les grands commentaires classiques comme ceux de Tabari (mort en 310/923) et de Razi (mort en 606/1209) ; cette tendance est représentée par Mohammed Arkoun. Sa relecture du texte coranique vise à le considérer dans sa totalité, en tant que système de relations internes, dans le sens d’une sémantique du Coran, comme en a donné un premier exemple l’islamologue japonais Toshihiko Izutsu en étudiant les termes clefs qui concernent l’homme et Dieu dans le Coran pour saisir conceptuellement la vision du monde qui est derrière ce type de langage. Mais, plus largement, il s’agit pour M. Arkoun de contribuer par l’exemple coranique à l’élaboration d’une typologie des langages religieux, le Coran n’étant pas une suite désordonnée d’énoncés, mais fonctionnant comme tout langage religieux « dans un univers de signes, de métaphores, de mythes, de métonymies, de rites appropriés ». C’est dire que de larges perspectives sont ainsi ouvertes à ceux qui voudraient étudier le statut sémiotique et le statut métaphorique du discours coranique. Les particularités de son mode de signifier et les effets qu’il produit lorsqu’il circule dans une société intéressent au plus haut point toute recherche qui veut établir une typologie englobante des discours religieux.

Un travail critique sur les grandes traditions exégétiques musulmanes peut aussi apporter une contribution non négligeable à cette entreprise de relecture. Les grands exégètes, en effet, sont de riches témoins de la façon dont s’est constitué l’imaginaire islamique commun. Un commentaire monumental comme celui de Tabari, qui, outre des explications philosophiques et grammaticales illustrées par des citations poétiques, fournit un grand nombre de traditions exégétiques introduites par plus de trente-cinq mille chaînes de garants (isnad), nous renseigne sur la façon dont fonctionne une tradition, qui est toujours aussi la réinterprétation d’un capital symbolique. Dans cette optique, l’exégète traditionnel n’est pas un simple compilateur qui se contenterait d’enregistrer en transmetteur impartial un donné hérité de ses devanciers, mais il classe les traditions, fait des choix parmi elles, donne son avis, leur assignant une position dans la « pensée du groupe » – expression qui est une traduction, en sociologie, du concept théologique de igma‘ (consensus de la communauté). Ce type de discours en citations, appuyé par des chaînes de garants, assure la cohésion idéologique de la communauté croyante, voile les ruptures et les « oublis » ; il se veut enraciné dans le témoignage de quelques Compagnons qui sont inlassablement cités et dont on peut tracer la « biographie mythique » ; c’est le cas, par exemple, pour le cousin de Muhammad, Ibn ‘Abbas (mort en 68/687). Ce type de recherche exige que soit posée de nouveau la question du rapport entre le « fictif » et le « réel », comme cela se fait déjà, par exemple, en anthropologie ou en histoire du Moyen Âge et de l’Antiquité.

Le problème des sources d’un commentaire comme celui de Tabari, par exemple, devrait pouvoir désormais être envisagé de façon nouvelle. On a édité, en effet, dans les années soixante-dix un certain nombre de commentaires (tafsir) relativement anciens, tels ceux de Mugahid b. Gabr (mort en 104/732), de Muqatil b. Sulayman (mort en 150/767), de Sufyan al-Tawri (mort en 161/778) et de Yahya b. Sallam (mort en 200/815). Les problèmes d’attribution de ces commentaires ne sont pas tous résolus ; cependant, certains chercheurs, en Allemagne et en Grande-Bretagne, ont entrepris de comparer leur contenu avec celui des traditions équivalentes rapportées par Tabari. Ces recherches semblent devoir être poursuivies dans la perspective d’une anthropologie du passé qui intégrerait davantage le fonctionnement des traditions exégétiques musulmanes dans celui de toute tradition et qui, par exemple, tiendrait compte de la problématique du passage de l’oral à l’écrit, telle que l’a exposée, par exemple, Jack Goody en ethnologie.

Ces perspectives nouvelles ouvertes aux études coraniques devraient permettre à celles-ci d’apporter leur contribution à l’anthropologie religieuse et à l’histoire des religions.

Claude GILLIOT

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