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« Le succès islamiste repose sur une puissante dimension identitaire »

Interview Le succès du parti islamiste Ennahda aux premières élections libres de Tunisie, le 23 octobre dernier, a surpris par son ampleur. Nous avons interrogé à ce sujet le Français François Burgat, chercheur arabisant au CNRS.

Les plus médiatisés des experts sur le monde musulman avaient tous annoncé la fin de l’islamisme ; la victoire électorale d’Ennahda en Tunisie le 23 octobre (après celle du Hamas en 2006) est venue une nouvelle fois les contredire. Alors que les islamistes étaient peu présents dans les soulèvements, comment expliquer leur succès ?

L’absence relative de visibilité des islamistes lors du déclenchement des révoltes arabes a été à la fois exagérée et mal interprétée. Les bloggers (au nombre desquels il y avait en fait toutes les sensibilités politiques) ne s’étaient pas substitués aux forces traditionnelles. Et les islamistes, exclus de l’arène parlementaire pendant des décennies, y prennent aujourd’hui assez naturellement leur place.

Pourquoi cette place est-elle plus importante que prévue ?

J’y viens. Depuis la révolution iranienne de 1979, les spécialistes ont signé de nombreux faire-part de décès de l’islamisme. Les raisonnements assez variés qui les fondaient avaient en commun de réduire le phénomène à une sorte de pathologie sociale touchant avant tout les plus démunis, ces fameux « laissés-pour-compte du développement et de la modernisation ». Et lorsque, ultérieurement, la « bourgeoisie pieuse » a été incluse à la liste des groupes sociaux touchés par le « fléau islamiste », une explication très médiatisée a avancé que la rupture de l’alliance présumée entre cette « bourgeoisie pieuse » et la « jeunesse déshéritée » avait alors causé un nouvel « échec des islamistes ».

Si divers ont-ils été, ces diagnostics partageaient le credo populaire d’un rejet spontané des islamistes par à peu près tous les compartiments des sociétés concernées : pas seulement les laïques ou la gauche bien sûr, mais tout autant, sans trop de nuances, « les » femmes, « les » intellectuels, « les » militaires (érigés pour la circonstance en « gardiens de la laïcité »), « les » jeunes, « les » soufis, etc. Ces problématiques péchaient avant tout à mes yeux par le fait qu’elles ignoraient que la mobilisation islamiste a une puissante dimension identitaire. Et qu’elle a donc de ce fait la capacité de s’abstraire des cloisons sociales et de toucher aussi bien les pauvres que les moins pauvres, les jeunes que les moins jeunes, et, bien sûr, les femmes que les hommes.

La portée des influences étrangères (et notamment l’inusable « soutien de l’Arabie saoudite ») a tout aussi systématiquement été surévaluée. Plus encore que la « victoire des islamistes », les urnes tunisiennes ont donc consacré la fragilité du discours manichéen de leurs « éradicateurs » : une vision criminalisante qui, en refusant de voir la dimension identitaire du discours des islamistes, masquait la dimension banalement politique et universelle de leurs demandes.

Donc ?…

Donc, une perspective plus réaliste peut désormais être entrevue : le secret du lexique des islamistes vient plus sûrement de son ancrage dans la culture locale, de sa dimension « home made », que de sa portée religieuse ou sacrée ; par ailleurs, la première préoccupation d’une écrasante majorité d’électrices et d’électeurs n’est pas d’expulser de l’enceinte politique cette référence à la culture islamique du père, longtemps stigmatisée par les élites laïques post-coloniales. Elle est plutôt de lutter contre les profondes inégalités, sociales et politiques, qu’avec les encouragements aveugles de la rive nord, ces dernières ont trop longtemps laissé subsister.

Les islamistes sont régulièrement accusés de « double langage » : entre autres incidents, la condamnation des mères célibataires prononcée par Souad Abderrahmane, (la députée non voilée d’Ennahda) ne rassure pas nécessairement…

Ces incidents vont se poursuivre et donneront lieu à des débats d’autant plus efficaces que les islamistes, toutes tendances confondues, ne sont pas en situation de majorité absolue. Je ne doute pas un instant que le chemin qui permettra de garantir les droits individuels et collectifs, notamment dans ces domaines (sexualité, droit de la famille, etc.) où effectivement les sociétés sont encore profondément divisées, sera au moins aussi long et difficile qu’il ne l’a été au nord de la Méditerranée.

Toutefois, je ne puis m’empêcher de rappeler que ces préventions étaient énoncées dans les mêmes termes lors de l’émergence du courant qui a porté le Premier ministre turc Erdogan au pouvoir dans une Turquie dont on sait aujourd’hui que même si des progrès y restent à faire, le pire, tant s’en faut, n’était pas au rendez-vous de « l’arrivée au pouvoir des islamistes ».

Le succès islamiste semble devoir se répéter en Libye et en Egypte ; mêmes causes, mêmes effets ?

Oui, grosso modo. Avec évidemment toutes les spécificités inhérentes à chacune de ces sociétés et aux conditions de la chute des régimes autoritaires, je pense que cette configuration analytique, que je défends depuis longtemps – il n’y aura pas de transition démocratique sans intégration des islamistes au jeu politique – s’applique en effet à la majorité des pays de la région, Algérie ou Syrie incluses.

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